mercredi 10 décembre 2025

Les parents peuvent-ils exécuter leur enfant ?

 

Les parents peuvent-ils exécuter leur enfant ?

(La vérité est un bien public, donc un service public)

Il faut parfois dire les choses crument, presque brutalement, pour que la réalité cesse de se cacher derrière les voiles dont la société aime l’habiller. Alors, allons-y. Sans fards.

Dans une démocratie, quand un être humain est exécuté au nom du peuple, ce peuple inclut toujours… « les parents du condamné ». Cela signifie que, symboliquement, même si personne n’ose le dire — surtout pas l’État, surtout pas les juges, surtout pas les voisins — un père et une mère participent à la mise à mort de leur propre enfant, aussi bien la condamnation que l’exécution. Je précise pour que ce soit clair : l’exécution. Les parents exécutent leur enfantfils ou fille.

Il suffit d’oser regarder la scène sans cligner des yeux.

La chambre d’exécution est propre, rangée, si propre qu’elle en devient obscène. La seringue est préparée, calibrée, stérile, comme si l’hygiène pouvait compenser la barbarie. À l’extérieur, des témoins sont là, dont certains n’ont pas choisi d’être témoins « au nom de la société », mais qui le sont malgré eux. Et quelque part — loin ou tout près, qu’importe —, la mère respire, même maladroitement, même en luttant. Elle respire parce que son enfant respire encore. Quelques minutes. Peut-être moins.

Et que fait la démocratie, ce mot que nous aimons tant brandir pour nous féliciter d’être civilisés ? Elle dit calmement :

« Ce geste est accompli en votre nom, Madame. En votre nom, Monsieur. Vous faites partie du peuple souverain. »

La vérité, parfois, n’a pas d’autre forme.

Puis vient la douleur, la vraie, celle que le système judiciaire ne regarde jamais, car elle ne figure dans aucun article de loi, dans aucune case administrative. Elle n’existe que dans les corps vivants, dans les tremblements, dans les silences.

La mère. Elle a lavé son fils. Elle l’a nourri. Elle l’a bercé contre elle, parfois en pleurant de fatigue, parfois en riant toute seule dans la cuisine. Elle l’a accompagné jusqu’à la porte de l’école. Elle a eu peur la première fois qu’il a grimpé à un arbre. Elle a veillé tard le soir où il a eu de la fièvre. Elle l’a imaginé adulte, heureux, vivant.

Et un jour, la société lui dit :

— « Votre enfant doit mourir, il nous embarrasse, il est un grain de sable dans les rouages sociaux. Et nous allons le faire pour vous. Au nom de tous. Même en votre nom. La société exécute votre enfant, vous faites partie de la société : vous exécutez votre enfant par association ou plutôt par complicité. C’est la démocratie. »

Il n’y a pas d’arme plus cruelle. Aucune punition infligée au condamné n’équivaut à celle infligée aux parents. Le système judiciaire ne condamne jamais « un individu » : il condamne toute une vie qui s’est construite autour de lui, et commence par écraser ceux qui l’ont fabriqué. En condamnant une vie, la société et la justice se condamnent elles-mêmes, mais ne s’exécutent jamais.

Le père. Il se tait. Il se tient derrière son propre esprit torturé. Il cherche une phrase, une seule, qui pourrait encore avoir un sens. Mais il n’en trouve aucune. Le silence est devenu sa langue maternelle.

Il imagine la scène — comme une caméra intérieure qui refuse de s’éteindre. Il se dit : « Mon enfant va mourir… par nos mains collectives. Je suis l’auteur de ses jours et son bourreau. » Il n’ose même pas formuler la phrase à haute voix, parce qu’elle le détruit.

Voilà la vérité que la justice évite soigneusement :

Une exécution est toujours un matricide et un parricide inversés. Un infanticide dans une société qui refuse de grandir — une société infantile.

C’est l’enfant, celui qui a émergé de deux corps aimants ou maladroits, qui est renvoyé à la mort par la même société qui a autorisé, encouragé, célébré sa naissance, et surtout désiré son existence pour sa propre pérennité.

Il n’y a rien de plus intime, rien de plus obscène, rien de plus douloureux.

Mais assez d’émotion. Revenons à la mécanique, au dispositif rationnel, à la structure froide — ce terrain où je me sens chez moi, et où, paradoxalement, l’émotion prend encore plus de poids parce qu’elle se heurte au métal.

Voici la réalité nue : La société fabrique et éduque ses enfants, puis les juge. Elle les contraint à exister — sans leur demander leur avis — elle les éduque — toujours sans leur demander leur avis. Elle les met devant le fait accompli de l’existence, souvent sordide, puis elle leur reproche leurs actes, comme si ces actes ne provenaient pas directement du monde social qui les a formés, du langage qu’on leur a transmis, des conditions qu’on leur a imposées.

Dans une démocratie, punir, c’est toujours cela : un peuple qui punit sa propre malfaçon et son incohérence éducative.

Les États, les juges, les jurys, ce ne sont que des organes exécutifs d’une entité plus vaste : le corps social. Et ce corps social, qu’est-ce donc ? Un ensemble d’individus fabriqués par d’autres individus. Un système d’êtres contraints d’exister — nul ne s’est fabriqué lui-même — mais qui s’autorisent pourtant à punir ce qu’ils n’ont pas compris, ce qu’ils ont mal transmis, ce qu’ils ont mal accompagné. Tout s’emboite. Tout s’explique. Et tout devient illégitime. Et même illégal, puisque tout cela, elle l’interdit dans ses propres lois qu’elle prétend morales.

On croit que la peine de mort est un cas extrême, une aberration réservée aux « autres », aux pays qui n’auraient pas encore compris. Mais ce n’est qu’une version concentrée de ce que la punition est partout :

— Enfermer un individu, n’est-ce pas une mort en tranches ? Chaque année retirée, c’est une portion de vie qu’on exécute. On ne tue pas l’individu d’un seul coup : on met à mort, sans scrupule, chaque tranche de son existence.

— Couper un être humain de son monde, de son mouvement, de sa lumière, n’est-ce pas une autre forme d’exécution ?

— Humilier, frapper, exiler, isoler… qu’est-ce que c’est sinon des variantes du même principe ?

Et ce même principe, le voici :

Nous punissons ce que nous fabriquons. Nous infligeons des souffrances à ceux que nous avons forcés à naitre et que nous avons façonnés en totalité, corps et intellect. Nous reprochons aux enfants d’être le produit de notre monde.

La peine de mort en est le sommet obscène, la pointe visible de l’iceberg. Mais l’iceberg entier, c’est la punition. La justice sociale se voudrait un rempart rationnel contre la violence. Elle n’est que la violence institutionnalisée de créatures humaines qui refusent de reconnaitre leur propre responsabilité dans ce qu’elles voient se dérouler sous leurs yeux, et que la société a produit elle-même.

C’est là que le rationalisme que je défends intervient : non pas pour détruire, mais pour dévoiler. Pour montrer la cohérence là où personne n’ose la regarder, car elle dérange trop. Si la mort infligée au nom du peuple est insupportable, alors toute punition infligée au nom du peuple l’est aussi. Si l’émotion vous soulève l’estomac quand vous imaginez une mère « impliquée » dans l’exécution de son enfant, alors elle devrait aussi vous soulever l’estomac quand vous imaginez cette même mère associée à vingt ans de prison, à une cellule de béton, à l’effacement d’une vie.

Car la logique est exactement la même.

Il n’y a pas deux systèmes — l’un barbare, l’autre acceptable. Il n’y en a qu’un. Et il repose sur un mensonge simple :

La société se croit innocente quand elle punit. Mais a-t-elle seulement le droit de punir ?

Elle ne l’est jamais.

Au contraire : elle se punit toujours elle-même. Elle se mord, elle s’ampute, elle s’entaille en punissant ses propres enfants. Elle n’a simplement pas encore eu le courage de l’admettre.

Oui, vous avez bien lu, bien compris, la démocratie impose à une mère d’exécuter son enfant quand vous pensez que c’est l’État le seul bourreau.

Fin — E. Berlherm

(L’obligation d’exister implique l’innocence d’exister en permanence, ce qui est vrai pour les criminels comme pour les juges.)


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