mercredi 10 décembre 2025

Dialogue sur la punition entre Lucretius et Aristotélês

 

Dialogue sur la punition entre Lucretius et Aristotélês

(Sur la société, la fabrication, le crime et l’absurdité de la punition)

Scène

Un banc de pierre, dans un parc calme. Des enfants jouent à quelques dizaines de mètres, comme un rappel permanent de la procréation humaine. Une mère gronde son enfant. Lucretius et Aristotélês sont assis, face au monde, entre lucidité et déni.

I — Le commencement : le principe social accepté

Aristotélês — Lucretius, tu attaques encore la justice. Tu exagères. La société doit bien punir. C’est la base même du vivre-ensemble.

Lucretius — La base ? Très bien. Commençons par le fondement. Dis-moi : qui punit ?

Aristotélês — L’État, évidemment.

Lucretius — Et l’État, c’est qui ?

Aristotélês — Nous, le peuple. Par délégation.

Lucretius — Alors commençons par une évidence que personne n’ose regarder : En démocratie, quand quelqu’un est puni, c’est le peuple entier qui punit. Les voisins punissent, les enseignants punissent, les inconnus punissent… Et les parents punissent aussi.

Aristotélês — Symboliquement, peut-être. Mais ça n’a pas de sens de dire que les parents punissent leur enfant quand un juge prononce une peine.

Lucretius — Pas encore de sens, non. Attends un peu.

II — La scène brutale : le choc que nul ne veut voir

Lucretius — Imagine la peine de mort, Aristotélês. Pas par goût du morbide, mais pour comprendre la logique. Si ton fils était condamné à mort dans un pays où cette peine existe encore — et il y en a — ce serait fait au nom du peuple. Et toi, tu fais partie du peuple. Donc : Le système tuerait ton enfant en ton nom.

Aristotélês — Tu es violent.

Lucretius — C’est la réalité qui est violente, pas moi. Entre dans la pièce avec moi : Une salle froide, éclairée par néons. Une chaise, une table d’acier. Une seringue prête. Des témoins derrière une vitre. L’État qui dit : « C’est fait au nom du peuple. » Et donc, même si personne ne l’avoue jamais : C’est aussi fait au nom des parents. (…Pause…) Une exécution est toujours un matricide et un parricide inversés : Un infanticide dans une société qui refuse de grandir — une société infantile.

Aristotélês — Cette phrase… elle glace.

Lucretius — Elle est exacte.

III — L’intime : là où la justice détourne les yeux

Lucretius — Imagine la mère. Pas abstraitement : imagine sa gorge qui se serre, ses mains qui tremblent. Cette mère qui a porté, nourri, bercé, veillé, protégé. Cette mère qui a rêvé d’avenir pour un être qu’elle a créé. Et un jour, on lui dit : « Votre fils va mourir. Et ce sera fait en votre nom. Vous êtes le peuple souverain. » On ne peut pas imaginer pire obscénité morale. Et pourtant, c’est ainsi que fonctionne une démocratie punitive : elle transforme malgré eux les parents en complices symboliques du geste le plus contre-nature qu’un être vivant puisse concevoir.

Aristotélês — C’est insupportable.

Lucretius — Oui. Et pourtant, c’est vrai.

IV — Le renversement que personne n’attend : la fabrication du criminel et de la victime

Aristotélês — Tu sembles dire que la mère est responsable du crime de son fils…

Lucretius — Responsable ? Non. Mais participante à la chaîne causale, oui. Écoute : Qui fabrique l’enfant ? Les parents. Qui fabrique le mental de l’enfant ? Les parents, puis les professeurs, puis les amis, puis la société. Qui fabrique la société ? Nous tous. Qui fabrique les conditions du crime ? La société. Les inégalités, les humiliations, les armes, les blessures, les frustrations. Qui fabrique la victime ? La société encore. Sa trajectoire, ses vulnérabilités, ses rencontres. Qui fabrique les moyens de commettre le crime ? L’industrie, la technique, donc le monde humain.

Aristotélês — Tu veux dire que… la société participe au crime ?

Lucretius — Elle ne peut pas ne pas y participer. Elle est le fabricant collectif du criminel, de la victime, du monde qui les façonne, et du contexte où l’acte devient possible. Le criminel commet l’acte, oui. Mais l’acte est l’enfant d’un monde entier. Si tu regardes les choses rationnellement, tout crime est un crime collégial.

Aristotélês — Alors la punition… frappe un effet dont la société est une des causes ?

Lucretius — Exactement. Et puisque la société fabrique le criminel, la victime, et les conditions du crime, pourquoi serait-elle exonérée du crime ? Elle ne peut pas ne pas y participer. Elle est le fabricant collectif du criminel, de la victime, du monde qui les façonne, et du contexte où l’acte devient possible.

V — Le tournant : la punition devient absurde

Lucretius — Réfléchis : Si la mère, le père, la société entière, participent causalement à la fabrication de l’être qui commet l’acte, alors punir cet être revient à punir la conséquence en ignorant les causes. C’est l’enfance morale. C’est taper du pied en accusant la marionnette. La punition est une superstition moderne. Un réflexe d’enfant effrayé.

Aristotélês — (plus bas) Et que devient la prison dans ce raisonnement ?

Lucretius — Une peine de mort par petites tranches. Une mort fractionnée. Chaque année retirée, c’est une portion de vie qu’on exécute. On ne tue pas l’individu d’un seul coup : on met à mort, sans scrupule, chaque tranche de son existence. Elle est un infanticide au ralenti. Car si la peine de mort est insoutenable moralement, l’enfermement l’est tout autant — il est seulement moins spectaculaire.

Aristotélês — Tu dis donc que toute punition est un infanticide partiel ?

Lucretius — Oui. Parce qu’on punit toujours l’enfant de quelqu’un. Et cet enfant, la société l’a fabriqué. Et la société se punit elle-même en punissant. C’est de l’auto-destruction ritualisée.

VI — La conclusion rationnelle : la société face à elle-même

Aristotélês — Je ne sais plus quoi répondre…

Lucretius — Alors écoute simplement ceci : La punition est absurde, parce qu’elle reproche à un individu ce que le monde a mis en lui et fait de lui. On ne peut pas punir un être pour ce qu’on a fabriqué. On ne peut pas punir quelqu’un pour avoir agi avec le cerveau qu’on lui a transmis, dans un monde qu’il n’a pas choisi, avec des outils que nous avons forgés, selon des lois qu’il n’a pas votées, dans une société qui l’a façonné. Le criminel est le symptôme. La société est la cause. La punition est l’erreur.

Aristotélês — (doucement) Je commence à comprendre… Et si nous arrêtions de punir, alors que ferions-nous ?

Lucretius — Ce que font les sociétés adultes : comprendre, réparer, prévenir, soigner. Et surtout : cesser de fabriquer les erreurs que nous prétendons ensuite punir.

VII — Dernière phrase

Lucretius — Le jour où la société comprendra qu’elle punit sa propre création, ses propres enfants, qu’elle se punit elle-même, alors elle cessera d’être infantile, et commencera peut-être à devenir humaine.

Fin – E. Berlherm

(L’obligation d’exister implique l’innocence d’exister en permanence, ce qui est vrai pour Lucrèce comme pour Aristote.)


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