Où sont les mots ?
(La vérité est un bien public, donc un service public.)
« Quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui se consume. » C’est vrai, mais dans cette bibliothèque intérieure, nul rayon, nul dictionnaire, nul ordre alphabétique. Rien ne permet de retrouver les mots, sinon le besoin qu’on en a. Et pourtant, ils surgissent. Pas un ne se perd, ou presque. Le cerveau, cet étrange amas de mémoire, retrouve tout sans jamais savoir où quoi que ce soit est rangé.
Mais alors, où sont les mots ? Où se trouve « bonjour » ? Où sommeille « merci » ? Où résident le 3, le 4, le 9 ? Nous parlons, nous écrivons, nous pensons, sans jamais percevoir le lieu d’où proviennent ces signes qui nous traversent. Le mot arrive quand il le faut, comme un miracle banal. Et si je tente de sentir d’où il vient, je ne perçois rien : pas de signal, pas de localisation, pas de conscience d’un stockage. Juste un surgissement.
Ce qui est sûr, c’est que le cerveau n’a pas besoin de savoir pour faire. Il ne sait pas comment il fonctionne, et pourtant il fonctionne. Il ne connait pas ses circuits, il les emploie. Il ne comprend pas la parole, il la produit. C’est une machine qui s’ignore. D’ailleurs, si on lui demandait directement : « Eh ! Cerveau ! Comment fonctionnes-tu ? », il ne répondrait rien. Il est muet sur lui-même, comme une horloge incapable d’entendre son propre tic-tac.
Demandez-lui où sont les mots, il restera coi. Il les évoque sans les connaitre, comme s’il faisait apparaitre des bulles de sens à la surface de son propre silence. Les mots sont là quand il les faut, non parce qu’ils sont « quelque part », mais parce que des connexions apprises s’allument au bon moment. Ils ne résident pas dans des cases, mais dans des configurations momentanées d’un réseau mouvant. Quand une pensée cherche à se dire, elle déclenche un enchainement d’activations qui finit par tomber sur le mot juste… ou sur un lapsus. L’erreur elle-même témoigne de cette mécanique aveugle : parfois, le courant prend une autre voie, et c’est une vérité cachée qui s’échappe par accident.
Le cerveau ne se connait pas, mais il s’utilise très bien. Il agit, il parle, il pense, sans comprendre ce qu’il fait. Et c’est peut-être grâce à cette ignorance qu’il fonctionne si bien. Le problème n’est pas là : il commence quand cette machine, satisfaite d’elle-même, se met à proclamer qu’elle est « intelligente ». Car si quelque chose s’est vraiment développé chez les humains, c’est moins l’intelligence collective que la stupidité bien organisée : celle d’un ensemble de cerveaux qui s’ignorent chacun, mais qui, mis ensemble, croient former une conscience supérieure.
Alors, où sont les mots ? Partout et nulle part. Dans le frémissement d’un réseau qui s’active à la demande. Dans le murmure d’un cerveau qui parle sans savoir. Dans le champ d’une humanité qui s’exprime sans se comprendre. Ce qui brule quand un vieillard meurt, ce n’est pas seulement une bibliothèque : c’est un miracle quotidien d’ignorance fonctionnelle qui s’éteint — et avec lui, la manière unique qu’avait ce cerveau-là de ne pas savoir comment il faisait pour parler.
Fin — E. Berlherm
(L’obligation d’exister implique l’innocence d’exister en permanence, ce qui est vrai pour les loups comme pour les moutons.)
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