Industrialisation de l’être Humain
(La vérité est un bien public, donc un service public.)
Par un chantage permanent inhérent à notre fabrication, les humains ont appris à utiliser les autres humains pour leur propre service, après ou avant avoir appris à utiliser les autres animaux. Mais là, on ne fait que changer de catégorie. L’humain est moins souple que l’animal, mais beaucoup plus efficace, plus rentable. Certains humains, essentiellement les mâles, ont perfectionné l’art de la servitude. Les plus outranciers ont été les esclavagistes directs, et ceux-là, on les a interdits par des lois et des traités pour mieux dissimuler la continuité de leur œuvre. Il reste les plus dangereux : ceux qui abusent de la stupidité générale et des faiblesses d’un système fondé sur la gestion de l’homme par l’homme. Ce sont les riches, et les gouvernants à leur service. Ils font croire que ce système est le meilleur possible et sabotent toute remise en cause, car ils savent que leur pouvoir tient à la structure même de l’humain : un être fabriqué dépendant, contraint de survivre, soumis dès l’origine à ses besoins vitaux. Le chantage fondamental — manger, boire, se protéger du froid, durer — vient de là, de notre fabrication même. Nous sommes façonnés avec ces failles, et c’est ce qui rend possible notre dressage, notre formatage, notre obéissance.
Vous avez été fabriqué avec le besoin d’alimenter votre corps ; on va donc vous vendre votre nourriture, après avoir accaparé les sols qui la produisent. En réalité, vous achetez votre propre corps, puisque la nourriture que vous payez devient votre chair après l’avoir ingérée. Et cela, s’il y avait un véritable droit, serait interdit : nul ne devrait avoir à racheter ce qui le constitue.
Vous avez été fabriqué avec des faiblesses corporelles ; on va donc vous vendre les produits nécessaires à la réparation de votre corps. Ces produits proviennent de la nature, d’où voulez-vous qu’ils viennent ? Vous achetez des éléments naturels pour continuer d’exister, pour prolonger la durée de votre fabrication. Là encore, vous payez pour votre corps, pour votre vie, et cela aussi devrait être interdit. Vous avez été fabriqué pour mourir, et même cette mort, ils la marchandent de multiples façons : par l’industrie funéraire, les assurances décès, les contrats obsèques, les pierres tombales, les cérémonies, les crémations, les urnes, l’entretien des tombes, la revente de vos biens, et parfois de vos organes.
Avant même que vous ne soyez fabriqué, vos fabricants — mère et père — sont déjà soumis à l’arnaque générale : ils doivent acheter pour nourrir, abriter, équiper, préparer votre arrivée. L’industrialisation du corps commence dès la grossesse : suivi médical, examens, médicaments, vêtements de maternité, objets prénataux, lait maternisé, chambres décorées, tout un commerce organisé autour de la fabrication biologique. Le bébé lui-même devient le premier marché : couches, biberons, tétines, poussettes, jouets dits éducatifs, peluches connectées, vitamines, vaccins, écrans. Le conditionnement de l’humain commence par la dépendance du nourrisson ; on s’y engouffre avec tendresse marchande.
Puis vient la crèche, et avec elle l’étape du formatage collectif : apprentissage de la soumission, de la hiérarchie, de l’attente, de la récompense. L’école poursuit la même œuvre : on y apprend non pas à penser, mais à fonctionner. On y façonne l’individu pour qu’il entre dans le rouage social, avec sa dose de compétition, d’obéissance et d’angoisse. On lui vend les outils de son dressage : fournitures, manuels, uniformes, cours particuliers, tablettes éducatives, écrans de dépendance cognitive. Même l’éducation est devenue une industrie.
Le corps grandissant, le commerce s’intensifie : vêtements, chaussures, produits de beauté, normes esthétiques, abonnements sportifs, soins de santé, dentistes, orthodontistes, nutrition, chirurgie, médicaments, tout devient matière à profit. Le corps humain est une mine biologique dont on extrait le rendement jusqu’à la fin.
Et lorsque vient l’âge de travailler, l’esclavage devient officiel : il s’appelle « travail », « emploi », « boulot ». Vous avez été fabriqué, donc contraint d’exister, mais la société qui vous a fabriqué ne se sent pas responsable de votre existence. Vous devez la mériter, la rentabiliser. Fabriqué pour elle, désiré par elle, vous travaillerez pour elle ou pour sa voisine, et le comble ! vous devrez vous faire désirer. Vous avez besoin de travailler pour entretenir la fiction d’un monde qui aurait besoin de vous. Vous échangez votre temps de vie contre des unités de survie, pour racheter ce qu’on vous a rendu vital : logement, nourriture, énergie, transport, vacances — vacances nécessaires pour supporter le travail lui-même. Même le repos est vendu comme un produit de réparation.
Puis vient la retraite, et si vous n’avez pas bien servi comme rouage-esclave, alors ce ne seront pas les vacances finales, mais la Bérézina finale : les mêmes rapaces vous reprendront ce qu’ils vous ont généreusement prêté. Vous serez à nouveau marchandisé : médicaments, soins, maisons de retraite, assurances, aide à domicile. Vous payerez pour durer un peu plus, puis pour mourir un peu mieux. Et ils s’arrangeront pour que vos derniers restes, vos meubles, vos souvenirs, soient eux aussi revendus, recyclés, valorisés.
À aucun moment de votre existence le chantage originel ne vous quitte : il est inscrit dans votre corps, dans vos besoins, dans votre peur de la faim, du froid, de la douleur et de la mort. C’est par cette architecture même de votre fabrication que l’humanité s’est rendue exploitable, et que l’industrialisation de l’homme par l’homme a pu devenir totale.
L’industrie de la maladie, elle, est devenue la plus stable des industries humaines. Elle repose sur le fondement même de notre faiblesse biologique : nos corps, mal construits, imparfaits, se dégradent, se fatiguent, se dérèglent. Chaque cellule malade, chaque douleur, chaque organe usé est une promesse de croissance économique. Des milliards d’individus constituent une mine inépuisable de symptômes à entretenir. Les industries médicale, pharmaceutique, alimentaire, cosmétique, se partagent la gestion de cette misère organique qu’elle entretient sous couvert de la soigner. Le corps est un marché vivant dont chaque fragment, chaque molécule, peut être rachetée, prolongée, modifiée. L’humain malade est l’humain parfait pour la société : il travaille pour payer sa guérison, et meurt au moment où il n’est plus rentable.
Mais la maladie, parfois, ne suffit plus à équilibrer la grande mécanique des naissances et des morts. Alors l’industrie de la guerre prend le relais : l’autre visage de la même rationalité. Là encore, le corps humain devient matière première : chair à produire, chair à armer, chair à détruire. L’arme n’est qu’un instrument de régulation, un outil économique qui recycle les surplus d’humains en surplus de profits. La guerre, comme la maladie, soigne le déséquilibre du monde industriel ; elle relance les productions, vide les stocks, reconstruit les ruines qu’elle a provoquées. Elle est la grande ordonnatrice, celle qui fait tourner la machine lorsque les corps cessent d’être utiles individuellement. On fait mourir en masse pour continuer à vendre en masse. Et dans cette logique, la mort elle-même devient un produit, un service, une ligne comptable.
C’est ainsi que tout s’achève et recommence : la maladie prépare la guerre, la guerre régénère l’économie, l’économie refabrique des hommes pour les revendre à la maladie. Le cercle est parfait : la fabrication de l’humain nourrit la fabrication du monde qui le broie.
Fin — E. Berlherm
(L’obligation d’exister implique l’innocence d’exister en permanence, ce qui est vrai pour les loups comme pour les moutons.)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire