« J’ai un cerveau », « J’ai un corps »… ou l’art de se tromper en parlant
(La vérité est un bien public, donc un service public.)
Il est courant d’affirmer : « J’ai un corps », « J’ai un cerveau ». Ces formules paraissent anodines, presque banales. Pourtant, elles reposent sur une illusion grammaticale : dire « j’ai » suppose l’existence d’un sujet distinct, d’un « je » qui possèderait un corps ou un cerveau comme un objet extérieur. Or ce « je » n’existe pas indépendamment : il n’est rien d’autre que le corps vivant lui-même, en activité.
Ces phrases peuvent être comprises comme des formes elliptiques pratiques : elles simplifient la communication et permettent de parler rapidement du corps ou du cerveau. Mais elles sont potentiellement trompeuses, car elles induisent l’idée que le corps ou le cerveau seraient possédés par un « moi » séparé. Sans vigilance, elles peuvent nourrir des malentendus philosophiques ou métaphysiques, notamment la croyance en une âme distincte.
Quand la bouche parle
Pour saisir l’absurde que produit notre langage, imaginons la scène : une personne dit « j’ai une bouche ». Pris au pied de la lettre, cela revient à voir la bouche elle-même affirmer qu’elle possède… une bouche. Absurde, car la bouche n’est qu’un organe de phonation, incapable de se posséder. Ce qui parle, c’est le corps tout entier. On peut donc accepter cette phrase comme légitime, de la même manière qu’une voiture pourrait déclarer « j’ai quatre roues » sans que chaque roue se mette à parler.
Mais l’affaire devient plus complexe quand la personne dit « j’ai un corps ». Ici, c’est le corps qui parle de lui-même comme s’il était un objet séparé. La logique devient étrange : comment un corps pourrait-il avoir… un corps ? Et pour « j’ai un cerveau », la situation se complique davantage. Le cerveau n’est pas un organe comme les autres : il est le centre de coordination de l’organisme. Dire que l’on possède son cerveau revient presque à entendre le chef d’orchestre dire qu’il a un chef d’orchestre. Cette construction linguistique installe l’illusion d’un « je » séparé, qui possède et commande, là où il n’y a que le corps et ses mécanismes autorégulés. Trente-sept-mille-milliards de cellules qui ne fonctionnent pas pour le plaisir de l’ensemble.
Origine de l’illusion
Cette erreur s’installe très tôt. L’enfant est présenté à son corps comme à une collection de pièces : « voici ton nez, tes yeux, tes mains… ». Plus tard, les organes internes sont introduits : cœur, foie, cerveau, pancréas. L’enfant apprend à se rapporter à lui-même dans une grammaire de la possession : « mon bras », « mon cerveau ». Cette pédagogie pratique installe une dissociation artificielle : le « je » apparait comme propriétaire d’éléments corporels, au lieu de reconnaitre que le corps lui-même est le « je ».
La notion d’âme comme solution grammaticale
Si « j’ai un corps », il faut bien supposer un « je » distinct pour le posséder. Cette faille logique a été comblée par l’invention culturelle d’un possesseur invisible : l’âme. On peut ainsi formuler l’hypothèse que la notion d’âme n’a pas été découverte par intuition métaphysique, mais inventée comme solution à une erreur de langage.
Platon fit de l’âme la prisonnière du corps, Descartes la sépara de l’étendue matérielle, Nietzsche se moqua du « sujet » supposé derrière l’action, et Ryle dénonça le « fantôme dans la machine ». Plus récemment, Antonio Damasio et Francisco Varela ont montré que l’esprit est inséparable du corps, enraciné dans ses interactions et ses régulations.
Le test révélateur
L’illusion n’est pas seulement théorique. Si l’on demande discrètement à un croyant : « As-tu une âme ? », il répondra avec assurance qu’il en possède une. Mais s’il prenait sa phrase au pied de la lettre, cette âme devrait être le véritable marionnettiste, le « je », et le corps un pantin. Si l’âme existait, ferait-elle ce genre de gaffe ? Ce contraste montre la force du langage : il impose des représentations que la raison critique peine à débusquer.
La réalité
La réalité est plus simple : il n’y a pas de propriétaire derrière le cerveau. Le « je » n’est rien d’autre que ce corps vivant en action, et le cerveau n’est pas un maitre, mais une vaste mémoire active. Il réagit à son environnement, aux signaux internes et à sa propre activité (l’homéostasie, ce fragile équilibre vital).
Ainsi, dire « j’ai un cerveau » est impropre. On devrait plutôt dire : « je suis ce corps vivant animé par un système nerveux ». Mais la langue, façonnée par l’histoire et le dualisme, continue de nous faire croire à un possesseur immatériel, au prix d’un contresens devenu coutume.
Alors, la prochaine fois que vous direz « j’ai un cerveau », souvenez-vous : ce n’est pas vous qui l’avez. C’est lui qui vous a. Et c’est grâce à lui que vous pouvez sourire, en ce moment même, de cette ironie du langage qui nous berne tous dès notre naissance.
Fin — E. Berlherm
(L’obligation d’exister implique l’innocence d’exister en permanence, ce qui est vrai pour les loups comme pour les moutons.)