Le Mythe de Sisyphe
(La vérité est un bien public, donc un service public.)
Sisyphe est condamné par un dieu, qu’il a tenté de rouler dans la farine, à pousser un énorme rocher au sommet d’une montagne, mais avant de parvenir au sommet le rocher lui échappe et dévale la pente.
Ce que la légende ne dit pas, c’est qu’au bas de la montagne il y a des villages habités, ou plutôt pour le dire humainement, des personnes, leurs habitations et leurs champs. Et lorsque le rocher dévale la montagne, il crée une avalanche qui va détruire des vies humaines et autres animaux.
On peut imaginer que Sisyphe met 30 ans pour gravir la montagne (il fonctionne probablement à l’énergie solaire), et que pendant cette escalade de nouveaux habitants vont s’installer au bas de la montagne et faire des enfants, comme ont l’habitude de faire les humains imprévoyants, sans éthiques, inventeurs de contes à dormir debout pour justifier leurs actes et existences, et socialement amnésiques.
La question est : qui est responsable de la mort de ces êtres ? Plusieurs réponses sont possibles :
Personne ou tout le monde,
Le rocher,
Sisyphe lui-même,
Le dieu qui a condamné Sisyphe à produire cet acte absurde ?
Les villageois qui se sont installés au pied de la montagne.
La réponse « personne ou tout le monde » est plausible ; puisque quand il y a trop de causes on ne peut en désigner aucune sauf de responsabiliser l’univers, le grand TOUT (mais qui s’en fout royalement).
La réponse « le rocher » est également possible, puisque pourquoi ne pas responsabiliser une chose mécanique qui n’a pas demandé à être alors qu’humains et dieux n’ont pas plus demandé à exister, et comment donc pourrait-il être responsable d’actions qu’il n’aurait pas commises sans cette existence imposée, tout comme le rocher. (Les humains d’ailleurs sont des machines composées d’organes qui sont actifs sans se soucier de l’humain qu’ils garnissent, car eux-mêmes composés d’éléments auto-actifs (d’ailleurs, quelqu’un peut-il me dire si les particules sont fonction de l’univers ou l’inverse ?). Et quant aux dieux il est tout aussi probable qu’ils ne possèdent pas plus de liberté puisqu’ils fonctionnent comme des hommes à quelques détails de puissance et de temporalité près.)
La réponse « Sisyphe » est la première qui vient à l’esprit, car il pourrait refuser de pousser le rocher, qu’est-ce que ça lui couterait ? Une vie plus courte, si les dieux l’éliminent, et la fin de toute absurdité en ce qui le concerne ! Pourquoi Sisyphe obéit-il ? Si son geste est forcé, alors il n’est qu’une machine ; et s’il ne le sait déjà, c’est du moins ce qu’il devrait se dire du fait de cette contrainte… Ressent-il quelque chose en tant que machine ? Sa pensée libre est-elle prisonnière de la machine corporelle ? Ce serait bien étrange.
La réponse « Zeus » ou « Hadès » ou encore « Prométhée », le premier parce qu’il demande à Hadès de punir Sisyphe, le deuxième parce qu’il punit, le troisième parce qu’il crée les hommes. Ou encore si l’on remonte plus loin, celui qui a créé les dieux et si personne ne les a créés alors personne n’est responsable. La responsabilité étant comme l’inverse des poupées Matriochka, c’est la plus grosse qui gagne le gros lot de la responsabilité générale.
La réponse « les villageois » est tout aussi plausible, pourquoi les villageois se sont-ils placés à un endroit dangereux ? Sont-ils stupides au point de ne pas connaitre les risques de vivre au pied de cette montagne hantée par un demi-dieu pousseur de caillou ? S’ils sont nombreux, la somme de chaque intelligence ne devrait-elle pas donner une intelligence plus grande ?
(Une question que ne s’est pas posée les conteurs de Sisyphe : combien de temps faut-il au rocher pour s’éroder et qu’il devienne si petit que Sisyphe n’ait plus qu’à le mettre dans sa poche ? J’en ai une autre : pourquoi ne pas simplement lui imposer de grimper et de redescendre inlassablement la montagne sans avoir à pousser de rocher ?)
« La vie vaut-elle la peine d’être vécue ? » interroge Camus. Pourquoi le philosophe n’a-t-il pas posé la seule et véritable question : « La vie vaut-elle la peine d’être infligée ? »
Camus parle de l’absurdité de l’existence. Il semble ne parler que de l’existence de l’individu, qui (l’individu) pourrait résoudre ce problème existentiel en se suicidant ; mais en diffusant son opinion Camus s’adresse à l’humanité entière, dans ce cas la question de l’absurdité n’est-elle pas celle de l’existence de l’humanité dans son ensemble ? L’humanité pourrait-elle résoudre le problème d’absurdité de l’existence en se suicidant ? Mais l’humanité n’est pas un être pensant, elle est composée d’individus pensants qui ont chacun leurs idées sur la question, et leur mot à dire.
Pourtant un moyen simple existe, sans avoir à se suicider individuellement, sans douleur autre qu’une petite souffrance psychologique : c’est celui de ne pas avoir à faire se poser la question à des enfants que l’on contraint à exister, et ainsi pas de pérennisation de cette souffrance psychologique et surtout plus aucune autre, et plus de morts du tout. Ne faites pas d’enfant et ainsi l’humanité n’aura pas à se détruire par la violence, mais se dissipera comme une brume, comme une espèce qui s’éteint en douceur. Pas de vie, pas de questionnement, pas de risque, pas de danger, pas de souffrance, pas de mort.
Voici une autre interprétation du Mythe de Sisyphe : pousser le rocher vers le sommet, c’est copuler sans raison. Ensuite le rocher (l’œuf fécondé) dévale la pente, crée une avalanche de rocailles (trente-sept-mille-milliards de cellules qui forment provisoirement un être humain). Inéluctablement l’avalanche estropie et tue les gens qui sont nés de cette copulation et s’amassent, hécatombe de squelettes, au pied de la montagne de façon tout aussi absurde.
Mais Sisyphe est innocent d’exister puisqu’il a été contraint d’exister, et donc non responsable de ses actes, tous ses actes ; ceux qui précèdent sa punition comme ceux qui suivent sa punition. Si même ces dieux de la mythologie n’ont pas compris l’innocence des êtres fabriqués, sont-ils aussi divins que ça ?
Peut-il, Sisyphe le copulateur, cesser d’enfanter pour éviter de faire souffrir et mourir les gens pour rien ? Cela parait évident, n’est-ce pas. Oui, il le peut. Et tant pis pour ces salopards de dieux, de demi-dieux, et de chefs de tous poils, qui sont responsables de nos existences absurdes (responsables, mais innocents de leurs actes !). Qu’ils aillent voir le spectacle d’absurdité ailleurs, et pas au détriment d’êtres capables de souffrir…
[L’obligation d’exister implique le fait de ne pas être responsable d’exister, et donc d’être innocent de ses actes en permanence (innocent légalement et pas seulement légitimement).]
Fin – E. Berlherm