Le sac de nœuds de vipères
(La vérité est un bien public, donc un service public.)
(Analyse du système triadique capitalisme – gouvernance – religion)
1. Introduction : l’illusion du progrès dirigé
Les sociétés modernes se bercent de l’idée que les dirigeants actuels, plus “éduqués”, plus “numériques”, ou plus “démocratiques”, seraient capables de sortir le monde du désordre hérité des anciens hiérarques, capitalistes et chefs religieux. C’est une illusion persistante : les nouveaux gestionnaires ne réforment pas le système, ils l’optimisent et ils le cristallisent. Le progrès des moyens n’a pas transformé la finalité : maintenir le pouvoir de quelques-uns sur tous les autres. Le monde ne s’est pas libéré du passé, il en a simplement perfectionné les instruments de domination.
2. La structure triadique du pouvoir mondial
L’organisation planétaire contemporaine repose sur trois systèmes imbriqués :
le système capitaliste, qui concentre le pouvoir économique et la vitesse d’action ;
le système de gouvernance, qui administre et légitime ;
le système religieux et culturel, qui façonne les valeurs et la soumission.
Ces trois systèmes ne sont pas indépendants : chacun soutient les deux autres. Ils fonctionnent comme trois organes distincts d’un même organisme social. Le capitalisme détient la ressource de la vitesse et de l’argent ; il assure le mouvement, la production et l’expansion, mais il a besoin de la gouvernance pour garantir la légalité de ses pratiques et de la religion pour fournir la morale du mérite qui justifie la richesse. La gouvernance, quant à elle, détient le pouvoir administratif et législatif ; elle prétend réguler, mais sa stabilité dépend de la croissance économique et donc du capital. Elle puise aussi dans la religion la légitimité morale nécessaire à l’obéissance du peuple. Enfin, la religion, dépositaire de la culture et des symboles, conserve son pouvoir sur les consciences ; elle assure la cohésion par la résignation et la justification des hiérarchies, mais elle dépend du capital pour sa diffusion et de la gouvernance pour sa reconnaissance officielle. Chacun de ces trois systèmes tire donc sa force des deux autres : le capitalisme, la gouvernance et la religion forment un triangle d’interdépendance, où chaque sommet renforce et protège les deux autres tout en prétendant les contrôler.
Ce réseau forme un organisme symbiotique : aucun de ses membres ne peut se maintenir sans les deux autres. La domination moderne est systémique, non individuelle.
3. Origine du système : la surpopulation et la peur du chaos
L’imbrication de ces trois forces trouve son origine dans un phénomène matériel : la surpopulation locale, devenue mondiale par l’exploitation planétaire. La multiplication des humains a engendré la rareté, la complexité, la hiérarchie et la nécessité d’une gestion centralisée. Pour maintenir la cohésion, il a fallu :
des structures économiques pour répartir les ressources ;
des structures politiques pour encadrer les comportements ;
des structures religieuses pour imposer la résignation et la patience.
Ainsi, les trois systèmes ne sont pas des complots, mais des réponses opportunistes à la même contrainte initiale : gérer le trop-plein humain. Une fois stabilisés, ils se sont consolidés les uns par les autres jusqu’à devenir indémontables.
4. Le capitalisme : la vitesse comme arme de domination
Le capitalisme contemporain détient un avantage décisif : la vitesse. Grâce au pouvoir de l’argent, il peut déplacer des masses financières, influencer des marchés, modifier des opinions en quelques secondes. Son action n’a plus besoin de lente planification : elle est instantanée, algorithmique, anticipatrice.
En face, les systèmes sociaux et démocratiques reposent sur la délibération lente, la discussion, l’accord collectif. La différence de vitesse crée un déséquilibre structurel : le capital frappe avant que la conscience publique n’ait eu le temps de se former.
L’argent permet ainsi de déstabiliser tout régime hostile à la logique du profit : les expériences socialistes, communistes ou simplement rationnelles. Les capitalistes attaquent tout système qui limite leur pouvoir, qu’il soit dictatorial ou théocratique. Leur arme principale n’est pas la force militaire, mais la déstabilisation financière et médiatique, plus efficace et plus propre.
Un milliardaire peut prendre en une heure des décisions qu’un peuple mettra dix ans à corriger. La démocratie fonctionne à la vitesse du dialogue ; le capitalisme, à la vitesse de la lumière. Cette asymétrie temporelle suffit à rendre tout pouvoir populaire structurellement vulnérable.
5. La gouvernance : la dépendance fonctionnelle
Le pouvoir politique prétend contrôler le capital, mais il en dépend. Les gouvernants écrivent des lois pour réguler les marchés, mais ces lois sont rédigées avec la collaboration des marchés. Ils gèrent la population, mais leur survie électorale dépend de la croissance économique, donc des détenteurs de capitaux.
Le système administratif, par nature lent et hiérarchique, cherche la stabilité ; il est donc aisément manipulé par ceux qui maîtrisent la volatilité. Sous prétexte de “réguler”, la gouvernance consolide en réalité la docilité économique du peuple. Le politique devient un service annexe du capital, chargé d’assurer la paix sociale.
6. La religion : la couche morale du système
La religion, même là où elle a perdu son pouvoir institutionnel, conserve son rôle mémétique et moral.
Elle reste le logiciel invisible de la culture collective. Les réflexes de soumission, de culpabilité, d’espérance, ou de punition, en proviennent directement. On peut vivre dans un État laïc et penser religieusement. Le religieux ne survit pas par la foi, mais par les habitudes mentales qu’il a inscrites dans le langage, l’éducation et la morale.
Il légitime le capitalisme en glorifiant le mérite et la richesse ; il justifie la gouvernance en prônant l’obéissance et la patience. Il reste la plus subtile des trois vipères : celle dont le venin agit avant la morsure.
7. Le mécanisme général : interdépendance et autorégulation
Le capitalisme, la gouvernance et la religion forment un système de rétroaction positive. Chacun alimente la puissance des deux autres :
Le capitalisme finance la gouvernance et la religion.
La gouvernance légalise les pratiques du capitalisme et protège la religion.
La religion moralise la domination et endort la contestation.
Cette boucle est auto-entretenue.
Elle s’adapte à toute tentative de réforme en absorbant les
critiques : le capitalisme se repeint en “vert”, la gouvernance
en “participative”, la religion en “spirituelle”.
Le
système n’a pas besoin de se défendre : il se reconfigure.
8. Les faiblesses du système triadique
Pour qu’un tel ensemble puisse être ébranlé, il faut cibler ses points faibles :
La dépendance du capitalisme à la consommation : réduire volontairement la demande sur les secteurs à rente (sobriété ciblée).
La dépendance de la gouvernance à la légitimité : exiger la transparence et la traçabilité publique des décisions.
La dépendance de la religion à la crédulité : enseigner le fonctionnement réel du cerveau, des émotions et des biais.
La dépendance du système entier à la peur : sécuriser les besoins vitaux pour neutraliser le chantage à la survie.
Ces quatre axes résument la stratégie de “désactivation systémique”.
9. Le peuple et la lenteur rationnelle
Le peuple n’a ni la vitesse du capital, ni la centralisation du pouvoir religieux, ni la structure hiérarchique des gouvernements. Sa seule force est la conscience collective, lente mais cumulative. C’est elle qui, lorsqu’elle s’éveille, rend la manipulation plus coûteuse et la propagande moins efficace.
Mais cette conscience ne se construit qu’en retirant le chantage matériel : si chaque humain disposait de ce que j’appelle le contrat natal — l’assurance inconditionnelle de ses besoins vitaux —, le capitalisme perdrait sa principale arme : la peur du manque.
La lenteur de la raison doit devenir la nouvelle vitesse de la liberté.
10. Conclusion : démêler le sac de nœuds
Le monde n’est pas dirigé par des individus, mais par un système de complicités structurelles. Le capitalisme agit, la gouvernance encadre, la religion justifie. Leur efficacité repose sur la coordination de leurs vitesses et de leurs récits.
Démêler le sac de nœuds de vipères, ce n’est pas couper les têtes : c’est ralentir le rythme du venin, désactiver les réflexes de soumission, et réapprendre la lenteur consciente du jugement collectif.
La raison ne sera jamais aussi rapide que l’argent, mais elle peut être infiniment plus stable. Et, espérons que la vipère à trois têtes de nœud soit Ouroboros, et qu’elles finissent dans la boucle par dévorer son unique queue.
Fin – E. Berlherm
(L’obligation d’exister implique l’innocence d’exister en permanence, ce qui est vrai pour les vipères comme pour les moutons.)
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