La symétrie impossible :
Victime et Coupable dans un monde Aresponsable
(La vérité est un bien public, donc un service public.)
Dans le langage judiciaire comme dans le langage courant, le mot victime échappe à la prudence qu’on accorde au mot coupable. On ne dit pas coupable avant que la justice ait rendu son verdict ; on dit accusé, suspect, prévenu. Mais on dit victime sans attendre la moindre décision. Cette asymétrie paraît anodine, mais elle oriente silencieusement la pensée : le mot victime suppose déjà qu’il y a eu faute, qu’un coupable existe quelque part. Or la justice, si elle voulait être réellement équitable, devrait maintenir une symétrie parfaite : il n’y a de victime que reconnue comme telle, tout comme il n’y a de coupable qu’après jugement.
Une personne peut bien sûr se sentir victime d’un acte subi, d’une parole, d’un abus. Mais ce sentiment, aussi réel soit-il pour la conscience, ne constitue pas une vérité judiciaire. Il n’y a encore, pour la loi, qu’un accusé potentiel et une victime potentielle : deux êtres encore innocents, l’un de culpabilité, l’autre de victimité. La justice n’a pas pour mission de croire, mais de vérifier ; elle ne juge pas les émotions, elle examine les preuves. C’est pourquoi, si le mot victime est maintenu avant le jugement, la balance de la justice s’incline déjà.
Cependant, la difficulté ne tient pas seulement au langage. Elle révèle une contradiction plus profonde entre trois plans : le réel, le vécu et le juridique. Un être peut être victime d’une inondation, d’un éboulement, d’un accident : la victimité est alors visible, indiscutable. Mais lorsqu’il s’agit d’un acte humain sans témoin, sans preuve, la victime se sait victime, tandis que la justice ne peut la reconnaître victime. L’expérience intime existe dans le cerveau, mais la société ne valide que ce qu’elle peut constater. Entre le vécu et la loi, il y a tout l’écart qui sépare la douleur de sa preuve.
Le principe d’aresponsabilité éclaire cette dissymétrie. Si personne n’est véritablement responsable — ni de ses causes, ni de son existence — alors il n’y a, en réalité, ni coupables ni innocents au sens moral. Mais dans la logique juridique de notre époque, puisque chacun est contraint d’exister, chacun devrait être considéré innocent, non seulement de culpabilité, mais aussi d’intention. La contrainte initiale et permanente de l’existence implique une innocence permanente. Ainsi, l’être qui subit une agression comme celui qui la commet sont, dans une perspective universelle, victimes de la même mécanique causale : le premier victime des effets, le second victime des causes.
Dans un monde aresponsable, la justice humaine ne peut que tenter de gérer les conséquences, non de punir des fautes qui, au fond, n’existent pas. Elle devrait reconnaître que toute rétribution — pour l’un comme pour l’autre — n’est qu’un ajustement pratique, pas une vengeance morale. Le mot victime gagnerait alors à retrouver son sens le plus neutre : celui d’un être atteint par un événement, qu’il soit naturel ou humain. Et le mot coupable – s’il doit persister - à n’être qu’un repère technique, non une condamnation ontologique.
Car dans l’univers, nul n’est coupable d’exister, nul n’est coupable d’agir, nul n’est coupable de subir. Tous sont pris dans la même loi de contrainte. Et c’est peut-être là la seule justice véritable : reconnaître que la victime et le coupable ne sont, en dernière analyse, que deux aspects d’une même innocence.
Note finale : sur le principe d’aresponsabilité
Pour moi, selon le principe d’aresponsabilité de l’univers, personne n’est ni coupable, ni innocent, ni simplement punissable, puisque personne n’est responsable. Mais dans la logique juridique de notre époque, les gens devraient être toujours considérés comme innocents, car contraints d’exister — ce qui est une évidence. La science, la philosophie, le commun des mortels sont capables de le comprendre. Cette vérité fondamentale devrait être reconnue par la justice. La contrainte initiale d’exister — d’ailleurs également permanente — implique l’innocence permanente.
Fin – E. Berlherm
(L’obligation d’exister implique l’innocence d’exister en permanence, ce qui est vrai pour les loups comme pour les moutons.)
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