vendredi 7 novembre 2025

 

L’Addiction : la servitude apprise du cerveau

(La vérité est un bien public, donc un service public.)

Qu’est-ce qu’une addiction ? C’est une habitude devenue tyrannique. Une structure neuronale qui s’active d’elle-même, un circuit de plaisir ou de soulagement qui réclame son dû. Le cerveau, une fois qu’il a gouté à une satisfaction, cherche à la reproduire, encore et encore. Ce n’est pas une faiblesse morale : c’est une conséquence de sa mécanique. Le vivant apprend par répétition ; la répétition renforce les connexions ; et ce renforcement, quasi pavlovien, devient le lit de l’addiction.

Nous sommes donc tous prédisposés à l’addiction. Ce n’est pas une exception pathologique, mais une propriété universelle du cerveau. La différence entre habitude et addiction n’est qu’une question de dosage. Une habitude sert la survie ; une addiction finit par la desservir. Dans les deux cas, le cerveau agit pour maintenir sa cohérence, non pour servir la « liberté » de celui qu’il anime.

Les addictions naturelles et fabriquées

Certaines addictions sont biologiques : la nourriture, le sexe, le sommeil, le besoin d’amour. Elles prolongent les mécanismes de survie. Mais l’humain, toujours inventif, a appris à détourner ces tendances naturelles. Les parents cultivent souvent la dépendance affective : ils veulent être aimés de ceux qu’ils ont fabriqués, et cherchent à s’en assurer par l’imprégnation émotionnelle.

La société renforce la dépendance au travail, à la réussite, à l’argent : elle a besoin de corps obéissants et de cerveaux occupés. Les marchands, eux, transforment le désir en produit. Ils vendent des stimuli, des doses de satisfaction rapide.

Quant aux gouvernants, ils trouvent un grand avantage à voir la population calmée par ses propres distractions (du pain et du foot). L’addiction devient un outil de stabilité politique. Ainsi, les addictions dites « sociales » — au téléphone, à la télévision, aux jeux, à l’information, à la mode — ne sont pas des dérives : elles sont fonctionnelles dans un système qui exploite la plasticité du cerveau humain. On ne gouverne plus par la force, mais par l’habitude.

L’innocence de l’addict

Si nous sommes construits avec un cerveau capable d’addiction, alors personne n’est responsable de ses addictions. Ceux qui blâment l’addict ignorent qu’ils possèdent la même mécanique en veille. L’addiction n’est qu’une expression plus visible d’une servitude universelle. Nous sommes tous dépendants de nos circuits : certains du sucre, d’autres du pouvoir, d’autres encore de la reconnaissance.

Punir un addict revient à punir le cerveau pour avoir appris. Les vrais fabricants de dépendance ne sont pas ceux qui consomment, mais ceux qui profitent de la consommation : les marchands, les médias, les États. Ce sont eux qui organisent l’environnement de stimulation permanente. Mais même eux ne sont pas responsables : ils sont simplement addicts à l’argent, au contrôle, ou à leur propre réussite. Tout le monde est entrainé dans la même boucle. L’univers est aresponsable ; nous aussi.

La fonction de contrôle

Si l’addiction est inévitable, la seule issue est d’apprendre à améliorer le contrôle. L’éducation devrait enseigner le fonctionnement du cerveau avant toute autre chose : apprendre à reconnaitre les automatismes, à repérer les déclencheurs, à voir les pièges. Mais notre système d’éducation forme surtout des dépendants bien adaptés : dépendants du regard de l’autre, de la note, du salaire, du succès. La prévention de l’addiction passe donc par la compréhension de la fabrication.

Il ne s’agit pas de moraliser le cerveau, mais de le comprendre pour éviter qu’il soit dressé contre lui-même. Car c’est toujours la même mécanique : la mémoire de stockage conserve la trace du plaisir, et la mémoire de rappel le réactive dès qu’un signal lui ressemble. La société, elle, se charge de multiplier ces signaux pour maintenir le cycle en activité.

L’addiction à la violence

Parmi les addictions les plus anciennes figure la violence. Elle excite, décharge, libère des hormones puissantes ; elle donne un sentiment de puissance immédiate. C’est une addiction primitive, exploitée par la société pour des usages précis : armée, police, sport, politique. La guerre, institutionnalisée, devient un exutoire collectif. L’homme violent est récompensé, décoré, ou simplement distrait. La femme, en revanche, est traditionnellement éduquée au contrôle : on la forme à la retenue, à la patience, à la maitrise du geste et du mot. Le déséquilibre des rôles n’a rien de naturel ; il est culturel. L’éducation à la gestion des impulsions devrait être universelle, pas genrée.

Addictions utiles et polluantes

Certaines addictions paraissent bénignes : collectionner, courir, consulter son téléphone. D’autres détruisent : drogue, alcool, pouvoir. Mais, du point de vue de la société, les « bonnes » addictions sont celles qui maintiennent la productivité et la paix sociale. Celles qui menacent l’ordre établi deviennent « maladies ». L’addiction est donc à la fois outil de régulation et symptôme de soumission.

Pavlov et Lorenz et la mécanique de l’addiction

Le réflexe pavlovien n’est pas un phénomène anormal : c’est le mode ordinaire d’apprentissage du cerveau. Il associe spontanément les signaux perçus ensemble ou de manière consécutive. Le chien qui salive à l’odeur de la pâtée manifeste simplement une connexion entre une stimulation sensorielle et une réponse motrice. Si la pâtée est servie à midi quand l’horloge sonne, le son de l’horloge remplacera l’odeur : c’est la logique associative naturelle du vivant.

Chez l’humain, ces associations sont permanentes et souvent invisibles : la sonnerie du téléphone et l’objet lui-même, le rouge et le sang, l’éclair et le tonnerre, la bouteille et un liquide. Chaque fois que deux phénomènes coïncident, le cerveau établit un pont fonctionnel. C’est cette capacité de liaison qui fonde tout apprentissage — et aussi toute addiction.

Konrad Lorenz, de son côté, a montré comment une imprégnation précoce fixe certains de ces liens : l’attachement au parent, au groupe, à la voix familière. Ces attaches deviennent des références de sécurité auxquelles l’être reste connecté, même lorsqu’elles n’ont plus de fonction vitale directe.

Pavlov et Lorenz décrivent donc deux versants d’un même mécanisme : le premier explique comment le lien se crée, le second comment il se fige. Leur combinaison produit l’addiction : un lien qui persiste au-delà de son utilité.

Mais il faut préciser que tout est chimique dans ce processus, même l’affectif. Les émotions ne sont pas des entités mystiques : elles sont l’activation de structures neuronales apprises, qui déclenchent un comportement spécifique. Ce que nous appelons « émotion » n’est que la prise de conscience d’un comportement en cours ; autrement dit, c’est le comportement qui fait l’émotion.

Les hormones, dans cette mécanique, ne sont pas des causes autonomes : ce sont des médiateurs d’adressage, des signaux de coordination qui préparent ou prolongent l’action des réseaux neuronaux. Elles transportent des déclencheurs chimiques, là où le courant électrique ne suffit pas, assurant la synchronisation globale du corps et du cerveau. Dire qu’une émotion est « chimique » revient donc à dire qu’elle est une réaction en réseau, une interaction interne de systèmes neuronaux et endocriniens, bref : un phénomène intégralement matériel.

Ainsi, toute addiction — qu’on la dise « chimiquement » ou « affectivement » entretenue — est en réalité un effet du même processus physico-biologique. Les circuits neuronaux, renforcés par la répétition, s’appuient sur ces médiateurs chimiques pour stabiliser le comportement. Répétition, renforcement, maintien : voilà le triptyque pavlovien-lorenzien de toute dépendance.

Les marchands exploitent Pavlov : ils savent créer les signaux qui déclenchent le désir. Les parents et les institutions exploitent Lorenz : ils impriment les modèles affectifs et symboliques qui fixent l’attachement. Ensemble, ils construisent des êtres programmés pour répondre, rarement pour comprendre. L’existence même de ces deux mécanismes montre qu’aucun comportement humain n’est vraiment « choisi ». Nous sommes fabriqués pour apprendre, programmés pour répéter, imprégnés pour aimer, et donc prédisposés à dépendre. Les addictions ne sont pas des fautes individuelles, mais des effets mécaniques d’un cerveau dressé par la nature et exploité par la culture.

Conclusion

Les gouvernants — et la société tout entière — connaissent désormais mieux le fonctionnement du cerveau humain que la plupart des individus eux-mêmes. Ils savent comment activer nos circuits de plaisir, nos réflexes de peur, nos dépendances à la sécurité ou à la nouveauté. L’addiction est devenue un outil politique.

On pourrait s’en réjouir : enfin, la société comprend l’humain ! Mais elle ne l’aide pas à se comprendre lui-même — elle l’aide surtout à mieux consommer, mieux obéir, mieux voter.

Le cerveau humain n’a jamais été aussi bien étudié ni aussi bien exploité. C’est donc à chacun d’essayer — ironiquement — d’exercer un contrôle sur ce qu’il ne contrôle pas : son propre cerveau.

Reste à savoir si cette connaissance servira à libérer les individus… ou simplement à perfectionner leur dépendance. En attendant, chacun est libre — libre de croire qu’il est « libre » (puisqu’on nous le dit !).

Fin — E. Berlherm

(L’obligation d’exister implique l’innocence d’exister en permanence, ce qui est vrai pour les loups comme pour les moutons.)


 

La symétrie impossible :

Victime et Coupable dans un monde Aresponsable

(La vérité est un bien public, donc un service public.)

Dans le langage judiciaire comme dans le langage courant, le mot victime échappe à la prudence qu’on accorde au mot coupable. On ne dit pas coupable avant que la justice ait rendu son verdict ; on dit accusé, suspect, prévenu. Mais on dit victime sans attendre la moindre décision. Cette asymétrie paraît anodine, mais elle oriente silencieusement la pensée : le mot victime suppose déjà qu’il y a eu faute, qu’un coupable existe quelque part. Or la justice, si elle voulait être réellement équitable, devrait maintenir une symétrie parfaite : il n’y a de victime que reconnue comme telle, tout comme il n’y a de coupable qu’après jugement.

Une personne peut bien sûr se sentir victime d’un acte subi, d’une parole, d’un abus. Mais ce sentiment, aussi réel soit-il pour la conscience, ne constitue pas une vérité judiciaire. Il n’y a encore, pour la loi, qu’un accusé potentiel et une victime potentielle : deux êtres encore innocents, l’un de culpabilité, l’autre de victimité. La justice n’a pas pour mission de croire, mais de vérifier ; elle ne juge pas les émotions, elle examine les preuves. C’est pourquoi, si le mot victime est maintenu avant le jugement, la balance de la justice s’incline déjà.

Cependant, la difficulté ne tient pas seulement au langage. Elle révèle une contradiction plus profonde entre trois plans : le réel, le vécu et le juridique. Un être peut être victime d’une inondation, d’un éboulement, d’un accident : la victimité est alors visible, indiscutable. Mais lorsqu’il s’agit d’un acte humain sans témoin, sans preuve, la victime se sait victime, tandis que la justice ne peut la reconnaître victime. L’expérience intime existe dans le cerveau, mais la société ne valide que ce qu’elle peut constater. Entre le vécu et la loi, il y a tout l’écart qui sépare la douleur de sa preuve.

Le principe d’aresponsabilité éclaire cette dissymétrie. Si personne n’est véritablement responsable — ni de ses causes, ni de son existence — alors il n’y a, en réalité, ni coupables ni innocents au sens moral. Mais dans la logique juridique de notre époque, puisque chacun est contraint d’exister, chacun devrait être considéré innocent, non seulement de culpabilité, mais aussi d’intention. La contrainte initiale et permanente de l’existence implique une innocence permanente. Ainsi, l’être qui subit une agression comme celui qui la commet sont, dans une perspective universelle, victimes de la même mécanique causale : le premier victime des effets, le second victime des causes.

Dans un monde aresponsable, la justice humaine ne peut que tenter de gérer les conséquences, non de punir des fautes qui, au fond, n’existent pas. Elle devrait reconnaître que toute rétribution — pour l’un comme pour l’autre — n’est qu’un ajustement pratique, pas une vengeance morale. Le mot victime gagnerait alors à retrouver son sens le plus neutre : celui d’un être atteint par un événement, qu’il soit naturel ou humain. Et le mot coupable – s’il doit persister - à n’être qu’un repère technique, non une condamnation ontologique.

Car dans l’univers, nul n’est coupable d’exister, nul n’est coupable d’agir, nul n’est coupable de subir. Tous sont pris dans la même loi de contrainte. Et c’est peut-être là la seule justice véritable : reconnaître que la victime et le coupable ne sont, en dernière analyse, que deux aspects d’une même innocence.

Note finale : sur le principe d’aresponsabilité

Pour moi, selon le principe d’aresponsabilité de l’univers, personne n’est ni coupable, ni innocent, ni simplement punissable, puisque personne n’est responsable. Mais dans la logique juridique de notre époque, les gens devraient être toujours considérés comme innocents, car contraints d’exister — ce qui est une évidence. La science, la philosophie, le commun des mortels sont capables de le comprendre. Cette vérité fondamentale devrait être reconnue par la justice. La contrainte initiale d’exister — d’ailleurs également permanente — implique l’innocence permanente.

Fin – E. Berlherm

(L’obligation d’exister implique l’innocence d’exister en permanence, ce qui est vrai pour les loups comme pour les moutons.)