Le Mythe de l’Émergence Forte
« Des Fourmis et des Hommes »
Sous-titre : Des fourmis au libre arbitre : où s’arrête la mécanique ?
(La vérité est un bien public, donc un service public.)
L’émergence est un mot souvent employé pour expliquer comment des phénomènes nouveaux apparaissent dans la nature ou la société : une colonie de fourmis organise un pont, l’eau devient fluide, un cerveau génère une pensée. Mais cette idée cache deux réalités très différentes.
L’émergence faible est une expression scientifique. Elle désigne des propriétés inattendues, mais entièrement explicables par l’agencement de leurs parties : elle est rationnelle, mesurable, scientifique.
L’émergence forte, en revanche, affirme que des propriétés apparaissent sans lien explicable avec les éléments qui les produisent. C’est le domaine des croyances, des miracles, de la fiction — et souvent des discours officiels sur le libre arbitre, la conscience, ou la responsabilité. On parle d’émergence forte lorsqu’on prétend qu’un phénomène totalement nouveau, irréductible à ses constituants, apparait à partir d’un système complexe. C’est une rupture explicative : ce qui émerge serait doté de propriétés non dérivables, non décomposables, non explicables par la mécanique sous-jacente. L’émergence forte est une notion imaginaire, magique, utilisée quotidiennement par la plupart des membres de l’espèce humaine, par les mythomanes qui s’illusionnent sur le potentiel humain, et le résultat de cette mythomanie permet aux écrivains de romans fantastiques de produire leurs œuvres (Superman, Harry Potter, etc.), mais elle est également utilisée de façon inacceptable par le législateur, les juges et les juristes, ainsi que les gouvernants, c’est-à-dire tous ceux qui détiennent le pouvoir.
L’émergence est un concept complexe, souvent utilisé dans la philosophie de l’esprit et des sciences. Elle désigne la manière dont des phénomènes ou des propriétés émergent de systèmes complexes. Deux grandes familles existent : l’émergence faible, où les propriétés émergent d’interactions simples, et l’émergence forte, qui implique des propriétés imaginaires véritablement nouvelles.
Que signifie « émergence » ? Dans les sciences et en philosophie, on parle d’émergence lorsqu’un système composé de nombreuses parties montre, à un niveau d’organisation plus élevé, des propriétés ou des comportements qui :
Ne se rencontrent pas (ou pas sous la même forme) dans les parties prises isolément.
Dépendent pourtant entièrement de l’état et des interactions de ces parties.
Font souvent l’objet de règles ou de lois descriptives propres (par ex. la thermodynamique pour la température, alors que les lois microscopiques concernent les molécules).
(La mécanique humaine se situe entre le quantique et le cosmique, mais c’est de la mécanique de même nature, à la fois issue de la mécanique quantique et intégrée à la mécanique cosmique.)
Exemples d’émergence faible :
La température d’un gaz n’existe pas pour une seule molécule ; elle est définie sur d’énormes ensembles de molécules et se décrit avec d’autres équations que celles de la mécanique newtonienne. La température est une grandeur statistique : elle n’a de sens que sur un ensemble. Ce n’est pas une propriété d’une particule isolée, mais une mesure macroscopique issue de l’agitation de toutes.
La ductilité de l’or n’est pas une propriété d’un atome isolé, mais résulte de l’organisation des atomes dans le réseau métallique. L’atome d’or seul n’est pas ductile : il faut la structure collective pour qu’apparaisse cette propriété. (Si l’or est un métal ductile, alors un atome d’or n’est pas de l’or.)
Une molécule d’eau n’est pas fluide ; la fluidité émerge du comportement collectif de millions de molécules en interaction par liaisons faibles. (Si l’eau est un liquide, alors une molécule d’eau n’est pas de l’eau.)
Un ensemble de fourmis peut s’assembler pour former un pont et permettre aux autres fourmis de franchir aisément un cours d’eau. L’assemblage de fourmis peut produire une structure fonctionnelle (le pont), sans qu’aucune fourmi ne possède la représentation du tout. (La fourmi seule n’est pas un pont.)
Une cellule se réplique par division. Un organisme multicellulaire se reproduit, c’est-à-dire engendre un autre individu complet via un processus global complexe. Le myxomycète, à mi-chemin entre colonie et organisme unique, illustre la frontière floue entre ces deux modes. (Question annexe : est-ce qu’un myxomycète se réplique ou se reproduit ?)
L’atome, la molécule, la vie, l’être humain sont des émergences faibles. Les propriétés d’un organisme vivant n’existent pas dans ses constituants isolés. Pourtant, elles résultent intégralement de leur agencement et des lois physiques. C’est une émergence faible : surprenante, mais toujours mécaniste.
Un être humain seul n’invente pas l’aviation ou Internet, il en est incapable. Ces créations sont issues d’une dynamique collective et cumulative. Ce que produit l’humanité ne peut être réduit à un individu, bien que chaque individu soit un maillon de la chaine. (Un être humain seul n’est pas l’humanité.)
Vous prenez un pylône électrique, quelques moteurs, quelques poulies, éventuellement des rails et des roues, vous les assemblez (après quelques subtiles modifications), et vous obtenez une grue. Idem pour un vélo, une voiture, une machine à laver, un robot-IA, etc. C’est l’agencement spécifique — et souvent complexe — qui fait émerger une fonction : grue, vélo, robot. Il s’agit toujours de mécanique, mais organisée.
Exemples d’émergence forte :
La télépathie, la télékinésie, la magie, la voyance sont de purs fantasmes dont il est plus facile de démontrer leur fausseté et surtout de la faire accepter, que conscience, libre arbitre, et responsabilité auxquelles les humains sont très attachés.
Le temps (quand il est défini de façon erronée), le voyage dans le temps, etc. Le temps n’est qu’une illusion produite par la mémoire : il ne s’agit pas d’une émergence — ni faible ni forte — mais d’une représentation fonctionnelle dont les scientifiques se servent pour simplifier leurs calculs. Ce que nous appelons « le temps qui passe » est en réalité l’effet du renouvèlement incessant du présent quantique, à une fréquence que nul ne perçoit. Faire voyager un objet dans le temps supposerait de restaurer une configuration passée de l’univers — un ancien présent quantique — tout en y injectant la totalité de l’objet tel qu’il existe dans le présent actuel. Cela impliquerait aussi de le soustraire de notre présent pour éviter une duplication. Mais cette opération est d’autant plus problématique si l’objet est complexe, car il reste en interaction permanente avec son environnement. Comment insérer un objet dans un univers qui s’auto-régule à chaque instant, sans perturber sa mécanique présente ? Cela reviendrait à faire coexister deux présents en perpétuelle reconstruction, ce qui logiquement ouvre la voie à une infinité de présents simultanés — autrement dit, à un univers composé d’une infinité de présents quantiques, tous incompatibles entre eux par leur dynamique propre — (Rasoir d’Ockham, où es-tu passé ?).
La conscience telle qu’elle est vulgarisée ou fantasmée (comme une sorte d’observateur interne, libre, lumineux, juge ou pilote), est une autre forme d’émergence forte injustifiée. En réalité, la conscience est un processus d’intégration, une focalisation transitoire sur un objet mental, produit par l’activité neuronale. Elle n’est pas séparée du mécanisme, elle en est une manifestation. La croire autonome, transcendante ou décisionnelle revient à inventer une âme sans le mot. La conscience n’est pas un petit nuage : elle n’est ni une substance flottante ni un pouvoir magique. C’est un processus mental fonctionnel, linéaire et localisé. La conscience morale, par exemple, n’est rien d’autre que la prise de conscience de ce qui nous semble moral. Elle dépend donc des objets mentaux auxquels le soi se relie et qu’il juge importants sur le plan éthique — comme le suggèrent les Droits de l’Homme, qui parlent en réalité d’une conviction personnelle sur ce qui est moral ou éthique de faire. Une bonne manière de décrire la conscience passe par sa structure linguistique implicite. Elle s’exprime toujours sous forme d’une phrase ternaire : sujet — verbe – complément. « Je suis conscient de quelque chose » est la forme canonique. Cela signifie que le soi (l’objet mental « je », lui-même complexe et instable en construction permanente) entre en relation avec un autre objet mental. La conscience est linéaire : elle saute d’un objet à un autre, supplantant sans cesse l’objet précédent. C’est ce mécanisme dynamique de déplacement qui donne à la mémoire son rôle moteur dans la conscience. La « conscientisation » est ce lien temporaire entre le soi en tant qu’objet mental central, et un autre objet mental — lequel peut être externe (une image, une idée) ou interne (une douleur, une émotion). L’inconscience n’est pas simplement l’absence de conscience ; elle est mieux décrite par une autre phrase ternaire : « je suis inconscient de moi-même et de mon environnement ». Enfin, perception et sensation ne suffisent pas à produire la conscience : nous sommes conscients de ce que nous percevons, mais la perception elle-même reste un processus en amont de la conscience.
Le libre arbitre est un exemple classique d’émergence forte imaginaire : il suppose qu’une fonction issue d’un assemblage mécanique pourrait soudain s’affranchir de ce qui la produit. Cette rupture logique n’est étayée par aucun fait. Aucun mécanisme ne peut se libérer de ses conditions, pas plus qu’un engrenage ne décide de tourner dans l’autre sens. Le libre arbitre, tel qu’il est communément imaginé, est une contradiction déguisée en croyance. Un système mécanique peut être qualifié de « libre » en termes de degrés de liberté, mais il ne peut en aucun cas disposer d’un libre arbitre. Une fonction ne peut ni se libérer d’elle-même ni libérer ce qu’elle gouverne, car elle reste soumise à son propre déterminisme structurel.
La responsabilité : Un engrenage peut se dérégler, mais jamais se rendre coupable. Dans un univers entièrement mécanique, la notion de responsabilité est sans fondement. Ce qui est produit par un mécanisme ne peut s’extraire de sa nature. L’univers est aresponsable, et tout ce qu’il engendre — y compris les humains — l’est également. La mécanique ne fabrique pas la culpabilité ni le mérite.
Aucun niveau de complexité ne justifie une cassure du déterminisme. L’idée d’un « saut » vers une liberté ou une subjectivité absolue est un héritage religieux, non scientifique. Il n’y a pas de miracle de la complexité. La mécanique ne change pas de nature en devenant plus fine.
Mais pourquoi ont-ils inventé l’expression « émergence forte » alors qu’elle n’a rien à voir avec l’émergence des scientifiques ? Réponse : parce que près de 90 % des humains sont croyants, qu’il faut les diriger dans des directions que quelques mégalomanes choisissent pour le troupeau, et qu’il faut bien inventer des salades pour les faire aller à l’abattoir. Débarrassez-vous de vos chefs ; ce sont tous des tueurs dénués de vergogne, sans exception !
Fin — E. Berlherm
[L’obligation d’exister implique l’innocence d’exister en permanence, pour les moutons comme pour les loups.]