vendredi 9 mai 2025

Une pièce dans la machine

 

Une pièce dans la machine

(La vérité est un bien public, donc un service public.)

Une pièce dans la machine. Voilà qui pourrait résumer notre condition : avant même d’avoir pu désirer notre propre existence, nous sommes déjà engagés dans un processus de facturation où tout se monnaie, y compris la liberté.

La première forme de liberté apparait dans la faculté de se mouvoir : faire un pas, prendre une inspiration, courir sans but précis, simplement pour ressentir l’existence. Pourtant, ce mouvement initial, que l’on imaginerait spontané, se voit d’emblée assorti d’un prix. Le déplacement s’achète, et pas seulement au prix de la basket, l’inspiration devient un produit, et chacun de nos gestes nécessite une contribution.

Notre venue au monde, déjà, implique une dette. Se nourrir exige un travail, et tout travail est monnayé, tout revenu taxé. Dès la naissance, nous sommes contraints de « rembourser » cette appartenance à l’humanité qui, en théorie, devrait nous accorder sans contrepartie les moyens de subsister.

En effet, les enfants sont désirés. Les travailleurs sont désirés. Mais pour acquérir un semblant de bienêtre, nous devons nous rendre désirables aux yeux d’une société où chaque élément vital est conditionné par le marché. Or, avant même notre « fabrication », avant que l’on nous donne une forme et une place sur cette Terre, nous ne pouvions pas désirer la liberté, puisque nous n’existions pas. Cette liberté nous fut supposément offerte, mais dans un cadre où tout se paie, tout se justifie.

Pourquoi nos « fabricants », qu’il s’agisse de nos parents ou de l’organisation sociale qui nous accueille, ne nous octroient-ils pas cette liberté qu’ils vantent ? L’eau, dont nous sommes en grande partie constitués, est facturée en raison de sa mise à disposition et du filtrage rendu nécessaire par notre surnombre. L’air, que l’on croit gratuit, fait l’objet de taxes, de filtres et d’appareils payants censés le purifier.

Ainsi, même le déplacement, symbole archétypal de la liberté, nous est présenté comme un droit, tout en se révélant onéreux. Les véhicules censés émanciper nos pas deviennent autant de « carrosses d’acier » dont l’entretien et la consommation s’apparentent à une rançon, incluant ce fameux « filtre » qui prétend limiter l’empreinte polluante que nous laissons. À chaque kilomètre, nous repassons à la caisse ; à chaque étape, nous voilà redevables.

Sans eau ni nourriture, pas de survie. Sans air, pas de souffle. Sans mouvement, pas de liberté. Mais tout cela a un cout, entrelacé à nos actes quotidiens, faisant de notre existence un flux constant de transactions.

En outre, si la vie est ainsi imposée, la mort l’est tout autant. Nous ne l’avons pas désirée, pas plus que nous n’avons choisi de naitre. Pourtant, la finitude nous est promise comme une forme de condamnation : qu’on la voie comme un simple terme ou une punition, elle clôt inévitablement le parcours que nous n’avons pas voulu initier, mais que nous ne pouvons cesser d’accomplir. Nous sommes convoqués à l’existence, puis assignés à en sortir, sans égard à nos préférences profondes.

Dès lors, nous voilà, êtres désirés, mais non désirants quant à notre propre origine, désormais conscients du poids économique, social et existentiel que revêt chaque respiration. La machine bureaucratique, censée préserver nos libertés, n’en garantit souvent que l’illusion, au prix d’une facturation incessante. La mort, quant à elle, n’est pas moins imposée que la vie : nous ne la souhaitons pas, du moins pas initialement, mais elle surgit comme un verdict inéluctable, scellant les comptes ouverts dès notre venue.

Finalement, si l’on nous a appelés à vivre, si l’on nous a, d’une certaine façon, « désirés », pourquoi ne bénéficions-nous pas d’emblée de ces ressources essentielles sans condition ? Pourquoi ce système nous contraint-il à payer pour perdurer, puis nous rappelle-t-il, au terme du voyage, que nous n’étions que locataires de cette existence ?

Une pièce dans la machine. Jusqu’à la dernière seconde, nous glissons notre obole dans l’engrenage : un geste qui révèle la paradoxale réalité de notre condition. Nous n’avons pas choisi de naitre, et nous ne voulons pas mourir, mais nous finissons par régler malgré tout le prix du passage.

Fin – E. Berlherm